La Décroissance dans le diplo – Un autre monde est plausible

 Le Monde diplomatiqueConsidérant la décroissance comme un objectif évident, Serge Latouche, dans son dernier ouvrage, passe à l’étape suivante : explorer « la construction d’une civilisation de sobriété choisie et d’autolimitation alternative à l’impasse de la société de croissance (1) ». Entre Arnaud Berthoud, Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuy, Cornelius Castoriadis et André Gorz, l’entreprise d’institution d’un autre imaginaire prend forme, force et cohérence. Mais il faut pour commencer se situer à la hauteur de Thomas Hobbes, afin de tenter de repousser sa mauvaise utopie (devenue la nôtre), qui est « le cœur glacé de l’imaginaire de l’économie classique », selon Latouche, et que rappelle Arnaud Berthoud : « Que personne ne se lie plus immédiatement aux autres et que chacun ne fasse de sa vie de consommateur qu’une affaire éminemment privée ou solitaire qui le rattache uniquement aux choses de la nature (2). » S’il apparaît impérieux de s’atteler dès maintenant à « la construction, au Nord comme au Sud, de sociétés conviviales autonomes et économes », reste à trouver « l’économie générale » et les formes institutionnelles de cet après-développement que Latouche aborde de manière sans doute trop rapide.

Concevoir le « modèle économique » d’une société qui aurait rompu avec la croissance : c’est l’une des tâches auxquelles se consacre Jean Gadrey depuis quelques années (3). L’idée que la croissance économique serait encore désirable (même par ceux qui n’en font pas une fin en soi) parce qu’elle serait à même de régler nos principaux problèmes (chômage, financement des retraites, déficits publics, inégalités) est démontée comme relevant d’un mythe qui nous empoisonne. L’économiste veut montrer qu’il existe des solutions de rechange, et qu’elles ne signifient pas nécessairement une diminution de la valeur ajoutée produite ni de l’emploi : « Tout porte à croire qu’au moins dans les prochaines décennies, il y aura encore besoin de beaucoup de “bras” et de têtes pour réussir la grande bifurcation qui s’impose, pour nourrir l’humanité, pour se passer des énergies fossiles, pour investir dans un futur viable et pour fournir des services universels de bien-être. » Se consacrer à la production de biens en moindre quantité mais de meilleure qualité, tant en termes d’utilité sociale et environnementale que de processus de production, implique que l’on renonce aussi aux gains de productivité qui accompagnent la croissance quantitative.

Ce qui ressemble à un problème est au contraire la solution : produire une valeur ajoutée plus élevée (en qualité) sans bénéficier des économies en heures de travail fournies par le productivisme destructeur, c’est nécessairement avoir besoin de plus de main-d’œuvre. Mais comment faire en sorte que cette « prospérité sans croissance » (4) ne tourne pas en économie de la dépression ?

Thomas Coutrot explore quant à lui les transformations institutionnelles qui seraient à la fois nécessaires et désirables pour organiser « une économie réellement économe » (5). Le « fil à plomb » qui doit guider ces transformations, au sujet des fins comme des moyens, c’est la démocratie. Citant Tocqueville — « Croit-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie s’arrêtera devant les bourgeois et les riches ? » —, Coutrot trace les contours d’une « démocratie active » suffisamment puissante et coordonnée pour contester l’hégémonie de la noblesse d’Etat et du capital financier, de plus en plus soudés par une alliance qui monopolise à son profit les décisions en matière politique et économique. Dans la production comme dans le financement, la « démocratie active » consisterait à remplacer le pouvoir monopolisé des actionnaires par le « gouvernement des parties prenantes » (les salariés, les consommateurs ou les usagers, les élus…).

Il ne suffirait pas, cependant, d’impulser une sorte de démocratie horizontale des parties prenantes, délibérant de la chose publique en dehors de tout contrat social. La coordination de la société civile dynamisée implique la démocratisation de l’Etat et la socialisation (non la suppression) des marchés. Ce dernier point « nécessiterait donc un mouvement d’intense innovation institutionnelle : des services publics démocratisés, des entreprises sous contrôle social (…), une information complète et indépendante sur les utilités sociales et environnementales des produits, une régulation transparente des coûts et des prix, une politique publique active en matière monétaire, fiscale, budgétaire et du crédit, une planification nationale, sectorielle et/ou régionale des priorités d’investissement, un financement fiscalisé (taxe sur le capital) des fonds d’investissement, une “coordination négociée” des décisions d’investissement. » Une « utopie réaliste », plaide l’auteur, dont on aurait tort d’interroger la plausibilité avant d’avoir sérieusement procédé soi-même à l’examen de conscience symétrique concernant la viabilité de notre réalité.

Par Laurent Cordonnier
Economiste, auteur de L’Economie des Toambapiks et de Pas de pitié pour les gueux, Raisons d’agir, Paris, respectivement 2010 et 2000.
Source.


(1) Serge Latouche, Sortir de la société de consommation, Les Liens qui libèrent, Paris, 2010, 221 pages, 18 euros.

(2) Arnaud Berthoud, Une philosophie de la consommation. Agent économique et sujet moral, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2005.

(3) Jean Gadrey, Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Les Petits Matins – Alternatives économiques, Paris, 2010, 189 pages, 15 euros.

(4) Pour reprendre le titre du livre de Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, Bruxelles, 2010, 304 pages, 17 euros.

(5) Thomas Coutrot, Jalons vers un monde possible. Redonner des racines à la démocratie, Le Bord de l’eau, Lormont, 2010, 226 pages, 16 euros.

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