Le rapport au Club de Rome : stopper la croissance, mais pourquoi ?

Le rapport au Club de Rome sur les limites de la croissance a été publié en mars 1972. Il avait alors suscité un extraordinaire débat, dont quelques leçons peuvent être aujourd’hui tirées.

Elodie Vieille-Blanchard15 mars 2012

En 1972, la publication de The Limits to growth ou « rapport Meadows », le rapport commandité par le Club de Rome et préparé par une équipe de scientifiques du Massachusetts Institute of Technology, produit un impact considérable sur le monde académique et politique. Ce rapport affirme, en s’appuyant sur un modèle mathématique du monde, et à grand renfort de graphiques, que le système planétaire va s’effondrer sous la pression de la croissance démographique et industrielle, à moins que l’humanité ne décide délibérément de stabiliser sa population et sa production.

Il préconise donc de stabiliser la population et la production à l’échelle mondiale, sans préciser d’ailleurs par quelles mesures politiques y parvenir, afin d’échapper à la catastrophe qui s’annonce. En réaction à cet appel à la « croissance zéro », de nombreuses prises de position, dans le monde politique et académique, rejettent les conclusions du rapport, sur des bases philosophiques, méthodologiques ou politiques.

Une critique récurrente accuse le rapport Meadows d’adopter le point de vue et les intérêts des pays riches, au détriment des pays pauvres. Cette critique connaît plusieurs déclinaisons. Pour commencer, on accuse le rapport Meadows de se focaliser sur des problématiques qui concernent les pays riches, comme la pollution, en laissant de côté les enjeux véritables pour les pays pauvres, la satisfaction des besoins fondamentaux en premier lieu.

Ensuite, on avance que l’appréhension même de la catastrophe, considérée dans le rapport comme un événement futur qui viendrait briser une dynamique ascendante de longue durée, témoigne d’un point de vue occidentalo-centré. Selon cette critique, une telle approche ne prend pas en compte le fait que pour la plus grande partie de l’humanité, c’est au présent que la vie est difficile, plutôt que dans un futur incertain. En bref, la « catastrophe » est déjà éprouvée chaque jour dans les pays qualifiés de « sous-développés ».

On critique également la structure même du modèle mathématique : globalisé, il envisage la destinée de l’humanité comme une entité unifiée, gommant les rapports de domination entre groupes de pays. En conséquence, on prétend que le rapport, en soutenant la « croissance zéro », préconise de « geler » les inégalités de richesse en leur état de 1972.

Enfin, les auteurs du rapport sont accusés de « technocratisme » : depuis leur institution scientifique prestigieuse, située dans le pays le plus riche du monde, ils prétendent dicter à l’ensemble de la planète des politiques préconisées par des ordinateurs dernier cri, de tels équipements incarnant particulièrement la domination technologique des Etats-Unis.

Un objet historique ambigu

Ces différentes critiques font apparaître le rapport Meadows comme un objet historique ambigu : d’une part critique du modèle de croissance et de ses effets écologiques délétères, mais également témoin de la volonté d’une élite mondiale de préserver ses privilèges, au détriment du plus grand nombre. De telles critiques sont-elles fondées ? Le rapport Meadows était-il l’incarnation d’un catastrophisme « de droite » au service des intérêts des riches ? Enfin, quelles conséquences peut-on en tirer pour l’objection de croissance contemporaine ?

Pour commencer, on peut remarquer que l’appartenance sociale et politique des participants au projet du Club de Rome peut venir à l’appui des critiques mentionnées ici. Jay Forrester, le concepteur du modèle mathématique du monde, est connu pour avoir étayé des propositions droitières en matière d’urbanisme, comme le rejet de toute politique de construction de logements sociaux, sur la base du modèle mathématique urbain qu’il a élaboré. Aurelio Peccei, le fondateur de l’organisation, est une figure de l’entreprise Fiat, qu’il a contribué à développer à l’étranger. Il a fondé et dirigé plusieurs autres multinationales et, avant la création du Club de Rome, sa préoccupation va surtout au dynamisme industriel de l’Europe, plutôt qu’à la satisfaction des besoins fondamentaux dans les pays pauvres. Plusieurs autres cadres du Club de Rome occupent des places importantes à l’OCDE et semblent focalisés sur les mêmes questions que Peccei.

Les racines troubles de la critique de la croissance confortent également l’accusation de collusion entre le projet du Club de Rome et les intérêts des pays riches. Dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, la critique de la croissance s’exprime d’abord contre la croissance démographique, qui apparaît comme une menace pour les ressources naturelles. Les premières expressions de ce point de vue émanent des écologues Fairfield Osborn et William Vogt, pour qui la progression de la population mondiale constitue l’une des causes majeures de la destruction environnementale . William Vogt s’impliquera ensuite dans le mouvement pour le contrôle des naissances, en devenant en 1951 président de la Planned Parenthood Federation of America. Ce mouvement, soutenu par des fondations industrielles états-uniennes, effectuera un lobbying efficace dans les arènes internationales, qui aboutira à partir des années 1960 à des politiques particulièrement sordides de contrôle des naissances, notamment en Inde .

A la fin des années 1960, période pendant laquelle germe le projet du Club de Rome, le « catastrophisme écologique  » qui émane d’un certain nombre d’écrits d’universitaires, et imprègne un mouvement environnementaliste en plein essor, témoigne également de relents conservateurs. En particulier, la thématique de la nocivité de la croissance démographique est portée à son climax par le biologiste Paul Ehrlich, qui fonde en 1968 l’organisation Zero Population Growth [Croissance démographique zéro], et affirme la même année que dans l’intérêt de l’humanité dans sa globalité, il vaut mieux laisser une partie de l’humanité mourir de faim afin que la population globale ne dépasse pas un niveau critique .

De tels éléments, considérés hâtivement, pourraient venir accréditer la thèse, souvent informe, qui voit le rapport des Limites comme l’instrument d’un complot mondial au service des plus gros groupes industriels du monde. Cependant, si le mouvement pour le contrôle des naissances, très actif dans les années 1960, était véritablement stimulé par des motivations d’hégémonie économique et politique de l’Occident, il semble que le cas du rapport Meadows soit plus complexe.

Le problème est-il la surpopulation ou la technique ?

On peut mentionner, tout d’abord, à la fin des années 1960, la coexistence entre plusieurs formes de catastrophisme, incarnée par la controverse entre les biologistes Paul Ehrlich et Barry Commoner, tous deux auteurs d’ouvrages catastrophistes très connus et largement diffusés. Si Paul Ehrlich met en avant la croissance démographique mondiale comme la plus grande cause de dégradation environnementale, Barry Commoner est un scientifique engagé de longue date contre le nucléaire civil et militaire, qui affirme la nécessité d’une appropriation citoyenne des sciences et des techniques, et rejette la thèse d’Ehrlich. Selon lui, la dégradation environnementale est à attribuer à la transformation radicale des processus de production agricole et industrielle depuis la Seconde Guerre mondiale : mécanisation accrue, pesticides, chimie de synthèse… En bref, ce n’est pas la population qui est en cause, mais une nouvelle technologie, aux effets dévastateurs et incontrôlés.

Le rapport Meadows tient-il plutôt du catastrophisme à la Ehrlich ou du catastrophisme à la Commoner ? Probablement des deux. Pour comprendre l’ambigüité du « positionnement » qu’il exprime, il faut saisir le projet du Club de Rome comme ce qu’il représente historiquement : le moment contingent de la coopération d’acteurs aux intérêts divers, qui conduit à la cristallisation d’un certain nombre de thèses de l’époque, parfois incohérentes, sous la forme d’un modèle mathématique. Jay Forrester, le concepteur du modèle mathématique du monde, interprète de manière très littérale ses conclusions (la croissance doit cesser parce que physiquement, elle ne peut se poursuivre), et soutiendra sur cette base des propositions politiques plus que réactionnaires (il défendra dans les années 1970 la politique du « triage » : supprimer toute aide alimentaire aux pays n’appliquant pas une politique drastique de contrôle des naissances).

Au contraire, Donella Meadows, la rédactrice du rapport des Limites, ne cessera d’affirmer la nécessité de redistribuer les richesses à l’échelle mondiale, et choisira pour elle-même un mode de vie sobre, soutenable écologiquement.

Dès 1972, l’ambigüité du rapport Meadows apparaît dans le débat qu’il suscite. Les critiques émanent alors de toutes parts : de la droite, de la gauche, du Tiers Monde. Ainsi, lorsque le commissaire européen Sicco Mansholt met en avant les conclusions du rapport des Limites dans sa fameuse « lettre » de 1972 , et prône une complète réorientation des politiques européennes (notamment une réduction délibérée de la consommation pour prendre en considération les limites à la croissance), en France, les plus fortes critiques émanent à la fois du centriste Raymond Barre et du communiste Georges Marchais.

L’ampleur du débat provoqué par le rapport des Limites conduit très rapidement le Club de Rome à désavouer ses conclusions, prises littéralement : il ne s’agirait pas de prendre au sérieux la notion de « croissance zéro », mais seulement de comprendre que la croissance ne peut pas se poursuivre sans être canalisée au service de certains buts. En 1974, dans le deuxième rapport rédigé pour le Club de Rome, on critiquera ainsi la « croissance indifférenciée », et on affirmera le bien-fondé de la « croissance organique » pour répondre aux besoins de l’humanité.

Le rapport des Limites ne porte donc pas un catastrophisme au service des riches, pas plus qu’il ne porte, d’ailleurs, un catastrophisme de gauche, qui appellerait distinctement à une répartition plus juste des richesses.

Cependant, ce rapport a été critiqué à la fois parce qu’il était censé mettre des bornes à la consommation insouciante des pays riches, et parce qu’il était censé appeler au « gel » du développement des pays pauvres. De même, ce rapport a été revendiqué par le social-démocrate Sicco Mansholt aussi bien que par le réactionnaire Jay Forrester, et un certain nombre de militants le citent aujourd’hui comme une référence scientifique accréditant l’objection de croissance.

Il n’y a pas que la catastrophe !

Une première leçon à tirer des considérations développées ici est à quel point les zones d’ombre d’un discours, aussi bien que les éléments qu’il met en avant, conduisent à le situer politiquement. Pour la plupart des critiques du rapport des Limites, le fait de ne pas revendiquer franchement une répartition plus juste des richesses impliquait une acceptation de l’ordre existant, que la croissance zéro devait figer pour l’éternité.

Une seconde leçon est plus étroitement liée à la rhétorique catastrophiste. Selon le rapport Meadows, c’est au nom de la catastrophe, et exclusivement au nom de la catastrophe, que la croissance zéro doit être visée. Certes, le rapport des Limites contient, dans ses dernières pages, quelques considérations sur la possible désirabilité de la société de croissance zéro, et sur la possibilité qu’une telle société connaisse une croissance de la culture, de la spiritualité ou de la qualité de vie… Cependant, ces considérations ne sont pas développées, et l’essentiel du rapport est consacré à l’exposé des simulations informatiques, qui démontrent la non-soutenabilité physique de la croissance. En conséquence, les objecteurs au rapport des Limites se sont essentiellement occupés à démontrer que la croissance pouvait être soutenable, sur des bases physiques exclusivement, et leurs travaux ont contribué à cautionner le paradigme émergent du développement durable .

A l’époque où le débat suscité par le rapport des Limites battait son plein, l’économiste hétérodoxe Nicholas Georgescu-Roegen s’attachait également à démontrer que la croissance matérielle n’était pas soutenable. Si ses conclusions étaient plus radicales que celles du rapport Meadows (pour lui, la croissance zéro n’était pas plus durable que la croissance, et il convenait donc de rechercher la décroissance), son argumentation reposait sur des bases similaires : l’insoutenabilité physique du modèle dominant. Peu influent durant sa vie, ignoré aujourd’hui par la science économique classique, Georgescu-Roegen n’a pas réussi par son œuvre à susciter le chamboulement de la science économique qu’il ambitionnait : l’intégration dans les modèles de l’irréversibilité des processus économiques, jusqu’ici complètement laissée de côté.

L’insuccès intellectuel et politique de telles entreprises, ayant visé à déstabiliser le modèle de la croissance économique sur des bases purement physiques, doit conduire l’objection de croissance à s’interroger sur ce qu’il est pertinent de mettre en avant aujourd’hui, dans une démarche de déconstruction du modèle de croissance autant que de construction d’un modèle alternatif.

Consommer moins, répartir mieux

L’insoutenabilité physique de la croissance matérielle doit-elle, peut-elle être au centre de l’argumentation de l’objection de croissance ? Autrement dit, si une telle croissance était possible indéfiniment, devrait-elle pour autant être poursuivie ? La plupart des militants de l’objection de croissance répondraient certainement « non » à cette question, ce qui implique bien que les limites physiques à la croissance ne sont pas la raison principale de leur engagement. Si nous admettons que l’impossibilité physique d’une croissance indéfinie ne peut pas être au cœur d’un discours critique de la croissance, quels pourraient être les axes d’un discours alternatif intellectuellement percutant et politiquement efficient ?

Le premier axe pourrait à mon avis s’appuyer sur la thèse développée par Hervé Kempf dans son ouvrage de 2007 : la croissance économique est inséparable des inégalités de richesse, qu’elle produit et dont elle se nourrit. D’une part, écrit Kempf, la croissance est loin de profiter de la même manière à tous. Tandis que, dans les vingt dernières années, cette croissance a été très forte, le rapport entre très riches et très pauvres a atteint des niveaux sans précédent.

D’autre part, les inégalités sont un véritable moteur pour la croissance matérielle, dans la mesure où elles stimulent un puissant désir d’imitation des plus riches chez les plus pauvres, vecteur d’une consommation jamais satisfaisante. Tandis que les pauvres s’évertuent à imiter les riches, les riches se focalisent sur de nouveaux objets de désir, dans une course sans cesse renouvelée.

Ce premier axe de critique de la croissance me semble fécond intellectuellement, dans la mesure où les statistiques économiques le confortent (comment réfuter une telle approche ?), et fécond politiquement, dans la mesure où il permet d’asseoir un projet politique critique profondément ancré à gauche. Tandis que la croissance creuse les inégalités, la décroissance oblige à prendre à bras le corps ces inégalités, et à travailler à les réduire maintenant, plutôt que de faire miroiter aux pauvres les miettes d’une croissance future. « Consommer moins, répartir mieux », tel pourrait donc être, sur cette base, le leitmotiv du projet décroissant.

Est-ce ainsi que nous voulons vivre ?

Le second axe de critique de la croissance devrait à mon avis s’organiser autour de la perte du sens de la vie et de la qualité de vie, dans les sociétés néolibérales à forte croissance que nous connaissons (certes malmenées par la crise depuis quelques années). Tandis que les gains de productivité pourraient nous permettre de travailler moins, et de consacrer notre temps libre à nous cultiver et à jouir de l’existence, la pression croissante dans le monde du travail épuise les salariés à l’extrême, chez France Télécom ou ailleurs, et la frontière entre « inclus » et « exclus » fragilise toujours plus les chômeurs et les précaires. Dans les grandes villes de notre monde occidental, la spéculation immobilière liée à la croissance fragilise les espaces de vie et aliène le quotidien. « Est-ce ainsi que nous voulons vivre ? » pourrait résumer le second axe de la critique de la croissance, et la pensée critique de la technique élaborée par Ellul et Illich il y a plus de quarante ans, sur la contre-productivité de nos sociétés hyper-productives, pourrait nous aider à l’élaborer.

L’histoire du débat suscité par le rapport des Limites s’avère donc particulièrement féconde sur le plan politique. D’une part, la connaissance des critiques adressées par le camp « progressiste » à ce rapport doit nous aider à formuler une pensée décroissante profondément soucieuse de toutes et tous, et en conséquence, bien ancrée à gauche. D’autre part, le bilan historique du débat suscité par ce rapport, quarante ans après sa parution, doit nous conduire à structurer notre argumentation autour des conséquences sociales et politiques du modèle économique (dans quel monde voulons-nous vivre ?) plutôt qu’autour des possibilités physiques de la croissance. C’est une nécessité pour que l’objection de croissance percute profondément notre modèle culturel et politique.

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Bibliographie :

Commoner, Barry, The Closing Circle : Nature, Man, and Technology, Knopf, New York (1971). Traduction française : L’encerclement, Seuil, Paris (1972).

Connelly, Matthew, Fatal Misconception – The Struggle to Control World Population, Belknap, Cambridge (2008)

Ehrlich, Paul R., The Population Bomb, Ballantine Books, New York (1968). Traduction française : La Bombe P, Fayard, Paris (1972).

Forrester, Jay W., Urban Dynamics, MIT Press, Cambridge (1969). Traduction française : Dynamique Urbaine, Economica, Paris (1979).

Kempf, Hervé, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, Paris (2007).

Mansholt, Sicco, Lettre à Franco Maria Malfatti, in La lettre Mansholt – réactions et commentaires, édité par Jean-Claude Thill, Jean-Jacques Pauvert, Paris (1972).

Meadows, Donella H. et Dennis L., Randers Jørgen, Behrens William W. III, The Limits to Growth, Universe Books, New York (1972a). Traduction française complétée : Halte à la croissance ? Fayard, Paris (1972b).

Osborn, Fairfield, Our Plundered Planet, Little, Brown and Company, Boston (1948). Traduction française : La planète au pillage, Payot, Paris (1949).

Vieille Blanchard, Elodie, Les Limites à la croissance dans un monde global – modélisations, prospectives, réfutations, Thèse de doctorat, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (2011).

Vogt, William, Road to Survival, William Sloane, New York (1948). Traduction française : La faim du monde, Hachette, Paris (1950).


 

Source : Courriel à Reporterre

Elodie Vieille Blanchard est docteure en histoire des sciences et militante chez les Alternatifs

Illustration : Mediapart

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