Adieu à la croissance, de Jean Gadrey

Collaborateur d’Alternatives économiques, l’économiste Jean Gadrey publie un essai intitulé Adieu à la croissance. Nous vous en proposons les bonnes feuilles issues de l’introduction du livre, qui présentent sa démarche.

Contestation de la croissance et voies de sortie

Depuis des décennies, et encore aujourd’hui, la croissance économique nous est présentée comme la solution de tous les grands problèmes du monde et de chacun. Le chômage ? On ne pourrait le réduire qu’avec plus de croissance. Les retraites d’ici à 2050 ? Tout s’arrangerait avec une croissance à perte de vue. La dette publique ? Même argument. La pauvreté, les inégalités excessives et la faim dans le monde ? On ne pourrait les combattre qu’avec la croissance. Et pour surmonter la crise écologique, un remède s’imposerait : la « croissance verte ». La croissance est devenue croyance, culte, baume miracle pour tout panser sans avoir à penser.

Ce livre défend une thèse opposée : la croissance est un concept attaché à un monde en voie de dépérissement, et sa poursuite obsessionnelle nous prépare des lendemains qui déchantent. Mais des voies alternatives crédibles sont à portée de la main. Le culte de la croissance est fondé sur l’oubli des principaux enjeux sociétaux : toujours plus de quoi, pour qui, et avec quelles conséquences ? Il nous interdit d’envisager d’autres hypothèses : la croissance ne serait-elle pas devenue un facteur de crise, un obstacle au progrès, une menace ? Peut-on imaginer un monde bien meilleur parce que débarrassé de ce culte, une « prospérité sans croissance », en tout cas dans les pays « riches », au sens usuel de la richesse économique ? Peut-on aller vers un plein-emploi de qualité et garantir une bonne protection sociale sans croissance ? Nous répondrons positivement à toutes ces questions, en évoquant aussi le cas des pays pauvres.

La contestation atteint les économistes

L’histoire de la pensée économique est riche en contestataires de la croissance infinie. Mais, jusqu’à présent, leurs idées ont été refoulées. Le capitalisme a su, en y mettant d’énormes moyens, utiliser la croissance comme grand argument de vente et de preuve de sa supériorité. Il est parvenu à ancrer dans les esprits l’idée d’une relation étroite entre croissance et progression universelle du bien-être. Ses acteurs dominants savent que la foi en la croissance est la première condition de l’attachement au système.

Pourtant, certains grands économistes qui n’avaient rien d’anticapitalistes se sont exprimés sur les limites de la croissance. C’est le cas de Keynes, dans les Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930). Un texte superbe, rejoignant certains élans de Marx. Anticipant en effet que les petits-enfants de sa génération seraient environ huit fois plus riches qu’à son époque, Keynes estimait que, avec cette abondance matérielle, « il sera temps pour l’humanité d’apprendre comment consacrer son énergie à des buts autres qu’économiques »… « L’amour de l’argent comme objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent comme moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales[1]. »

Dans la période actuelle de crise, propice au doute sur les bienfaits de la croissance, quelques économistes évoluent, qu’ils soient hétérodoxes (c’est peu étonnant) ou non (c’est un signe des temps). Certes, il s’agit encore d’une petite minorité. Mais cela bouge. Un bon exemple est celui de Nicholas Stern, auteur avant la crise, en 2006, d’un important rapport qui n’excluait absolument pas la conciliation entre poursuite de la croissance et objectifs des scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Le 11 septembre 2009, il déclarait au quotidien britannique The Guardian : « Les pays riches vont devoir oublier la croissance s’ils veulent stopper le changement climatique. »

Du côté de la société civile et des chercheurs

Mais ce n’est pas du côté de la profession des économistes que l’on trouve l’avant-garde des « objecteurs de croissance ». De fait, la grande contestation, dans ce domaine comme dans d’autres, est venue et continue de se manifester pour l’essentiel du côté de la société civile et d’intellectuels, chercheurs et écologistes dont les réflexions fournissent des bases alternatives. Il est juste de mentionner à ce titre que, dès les années 1970, le Club de Rome a fait sensation en publiant le rapport de quatre chercheurs du MIT Limits to Growth (1972), imparfaitement traduit par Halte à la croissance ? (Fayard, 1973).

En France, le coup d’envoi de la contestation intellectuelle de la période récente a été donné par une philosophe, Dominique Méda, dont le livre Qu’est-ce que la richesse ?, publié en 1999[2], a suscité des débats et des vocations. Et c’est un autre philosophe, Patrick Viveret, qui a repris le flambeau et élargi les « réseaux d’intéressement » (selon l’expression du sociologue de l’innovation Michel Callon) en 2002 avec son rapport Reconsidérer la richesse[3]. Avant eux, bien qu’avec des arguments assez différents, Ivan Illich, André Gorz et quelques autres (François Partant, Jacques Ellul, Nicholas Georgescu-Roegen…) avaient ouvert des réflexions critiques qui trouvent aujourd’hui un écho avec l’aggravation de la crise écologique, explication majeure de la prise de conscience des limites et dégâts de la croissance.

Le courant de la décroissance s’est également affirmé et rencontre un intérêt… croissant depuis une dizaine d’années. Le journal La Décroissance, diffusé en kiosque dès 2004, est un succès. Les livres sur le sujet fleurissent. La revue Entropia naît en 2006.

À partir de la première moitié des années 2000, des initiatives de plus en plus nombreuses en faveur de « nouveaux indicateurs de richesse[4] » se sont parfois inscrites dans ce courant contestataire de la croissance, bien qu’avec des degrés et des variantes. Elles ont eu suffisamment de force pour que de grandes institutions internationales prennent à leur tour un virage, plus ou moins prononcé selon les cas.

Les institutions internationales et la commission Stiglitz

Une institution internationale avait pris de l’avance : le Programme des Nations unies pour le Développement (Pnud), dont l’indicateur vedette, l’IDH (indicateur de développement humain), a été mis au point et diffusé à partir de 1990 comme contre-feu au dogmatisme « pro-croissance » de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Mais cette initiative majeure devait rester isolée à l’échelle mondiale jusqu’au tournant de 2007, quand deux institutions que l’on n’attendait pas forcément sur ce thème lancent des conférences internationales de grande ampleur sur le thème de la « mesure du progrès des sociétés » (l’OCDE) et sur la nécessité d’aller « au-delà du PIB » (la Commission européenne). Cela ne les transforme nullement en « objecteurs de croissance », mais contribue à institutionnaliser le questionnement sur le découplage entre la croissance et la progression du bien-être.

En France, Nicolas Sarkozy, pourtant avocat constant d’une croissance forte, nomme en janvier 2008 une commission, présidée par Joseph Stiglitz et animée par Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, trois économistes à qui l’on fixe comme objectif la remise en cause des indicateurs de croissance, jugés inadaptés à la mesure du progrès. Le rapport de la commission Stiglitz, dont une évaluation a été proposée par le collectif Fair (Forum pour d’autres indicateurs de richesse[5]), ne contient pas de remise en cause de la croissance, mais il développe des critiques dignes d’intérêt – dont beaucoup sont connues depuis longtemps – des dangers de la focalisation sur le PIB et sur la croissance. Il invite à utiliser en priorité des indicateurs de bien-être.

Comprendre les réticences

Voici ce qu’on entendait chanter au cours des défilés du 1er mai 2010 sur l’air de En passant par la Lorraine :

« Pour relancer la croissance, savez-vous c’qu’il faut ? (bis)

Plus de salaires, de retraite,

Plus d’emploi, moins de chômage,

Oh ! Oh ! Oh !

Voilà ce qu’il faut. »

Comment ne pas comprendre cette référence prioritaire à la croissance quand presque tous les économistes, politiques et médias de tout bord nous expliquent quotidiennement que tout en dépend ? Comment ne pas la comprendre quand tant de gens ne parviennent pas à joindre les deux bouts ? Face à ce qu’il faut bien appeler un attachement populaire à la croissance, la pire des solutions serait de se poser en donneurs de leçons de sobriété pour tous. Il faut comprendre, discuter et démontrer que ceux et celles qui reprennent ces refrains, ainsi que leurs enfants, se porteraient mieux si l’on passait d’une société de croissance à une société solidaire et soutenable, et que cette bifurcation serait bénéfique pour l’emploi et la qualité de vie. C’est le but de cet ouvrage.

Les intentions de ce livre

Le fil rouge de la démonstration est le suivant. Il est d’abord montré (première partie) que la croissance est de moins en moins la solution, et de plus en plus le problème, en tout cas l’un des grands problèmes. Il faut lui dire adieu, au moins dans les pays économiquement riches. Mais il faut le faire sans regret, car la fin de la croissance n’est absolument pas une mauvaise nouvelle. Ce n’est pas la fin du progrès social, ce n’est pas la fin de l’innovation ni celle du dynamisme économique. Ce n’est pas « l’état stationnaire » des économistes classiques du XIXe siècle. Et cela peut même être bon pour l’emploi, beaucoup plus menacé par le productivisme « croissanciste » que par une trajectoire visant la soutenabilité écologique et sociale. La deuxième partie explicite ces idées. Une autre prospérité est possible, si l’on redonne à ce terme son sens initial. Prospérité vient en effet du latin spero (s’attendre à) et pro (en avant) : faire en sorte que les choses aillent bien, ou mieux, au fil du temps, sans connotation d’abondance matérielle nécessaire. La fin de la croissance – qui se produira vraisemblablement dans tous les cas, mais selon des modalités qui seront très dures si l’on n’anticipe pas – n’est une catastrophe que si l’on reste dans la logique productiviste de « la société de croissance » où nous sommes plongés. Or, il est parfaitement possible d’en sortir. Des scénarios existent, ils doivent être mis en débat et développés.

L’objectif principal n’est donc pas de proposer une énième critique du dogme de la croissance comme solution universelle aux problèmes du monde. Cette critique, nécessaire à des prises de conscience, tomberait largement à plat si des alternatives n’existaient pas pour une refondation désirable, si ces alternatives n’étaient pas crédibles, ou s’il semblait utopique de les mettre en œuvre dès maintenant. Ce livre est d’abord consacré aux perspectives d’une autre trajectoire, aux contours d’une autre modernité, au bien-vivre dans un monde soutenable, et à ce qu’il faudrait entreprendre sans tarder pour enclencher cette grande bifurcation. Mais, pour ces scénarios alternatifs post-croissance, une condition est nécessaire, sans être suffisante : une forte réduction des inégalités sociales, dans le monde et dans chaque pays (troisième partie). Faute de remplir cette condition, on n’atteindra pas les objectifs de reconversion, et en particulier on ne résoudra pas la crise écologique. Sur le simple plan logique, il serait d’ailleurs curieux que ceux qui mettent en avant l’équité entre les générations fassent passer au second rang la pauvreté et les inégalités dans le monde aujourd’hui, c’est-à-dire l’équité au présent.

Il ne fait guère de doute que les modes de production et les modes de vie devront être profondément modifiés dans les années et décennies qui viennent. Il va falloir, en moyenne, adopter des solutions qui, selon les Nations unies, permettent de diviser par cinq d’ici à 2050 les émissions de gaz à effet de serre des pays dits développés ; qui réduisent dans de fortes proportions les transports automobile et aérien, le commerce international sur de longues distances, l’usage de ressources fossiles, d’eau et de matières premières, la consommation de viande bovine et de poisson, etc. Mais la référence à la moyenne laisse entière la question de savoir qui sera prioritairement affecté par ces limitations. L’avenir soutenable n’est nullement dans la réduction de tout, dans l’appauvrissement général et la pénurie, bien au contraire, mais il y aura à la fois des facteurs de développement du bien-être et des diminutions de consommation matérielle dans certains domaines. La réduction des inégalités est absolument décisive pour que tous accèdent à des modes de vie soutenables et désirables.

Cette condition impérative n’est toutefois pas la seule. Un « régime post-croissance » dans une société soutenable est incompatible avec le capitalisme financier et actionnarial encore dominant, qui nous a enfoncés dans une crise d’autant plus durable que rien de sérieux n’a été fait pour réduire le pouvoir de nuisance de la finance libéralisée. La question se pose même de la capacité d’un capitalisme réformé à nous sortir de la zone des tempêtes à répétitions. C’est l’un des objets de la quatrième partie, consacrée également à des propositions plus immédiates.

Le temps n’est plus où l’on pouvait définir le « développement durable » en invoquant « les générations futures ». Avec l’espérance de vie actuelle, mes petits-enfants devraient vivre jusqu’en 2085, 2090 ou plus. Sans cesser de penser aux générations du futur, c’est d’abord à eux et aux jeunes de la génération actuelle que je dédie ce livre, ainsi qu’aux enfants et aux adultes qui, au Sud, subissent déjà les premiers effets tragiques d’une crise écologique et sociale qui les affame et leur pourrit la vie, avant de pourrir celle de l’humanité si on ne reprend pas tout à la racine.

[1]. Pour d’autres extraits, voir ce lien : http://ecorev.org/spip.php?article507

[2]. Publié chez Aubier et réédité en format poche en 2008 sous le titre Au-delà du PIB. Pour une autre mesure de la richesse (Flammarion, « Champs »).

[3]. Réédité lui aussi en 2008 puis en 2010 avec des compléments (éditions de l’Aube).

[4]. Titre d’un livre de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, La découverte, 2e éd. 2007.

[5] Voir le site : http://www.idies.org/index.php?category/FAIR

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