La décroissance aurait évité le pire (par Alain Gras)

Nous baignons depuis des semaines dans la peur de la perte du triple A. Les économistes nous livrent les raisons de la dette et nous expliquent tout et son contraire, suivant les circonstances.

Attac et quelques économistes éclairés et indignés demandent un audit de la dette, mais personne ne répond ni ne s’en émeut en haut lieu, même sur la gauche du tableau présidentiel. Je voudrais donc faire quelques remarques qui n’engagent que moi sur les causes de la dette, bien éloignées de celles que l’on nous présente et qui concernent l’aspect technologique de cette crise.

En effet, étrange tout de même : après Mai 68, un vent de critique s’est levé en Occident contre la société de consommation, ce fut l’époque de l’an I, du début des « écolos » politiques, mais aussi de la prise de conscience de la part de quelques patrons que l’aveuglement sur les problèmes d’environnement et d’énergie pouvait jouer des tours au capitalisme industriel. Un groupe de grands dirigeants du milieu patronal, appelé Club de Rome, décida de commander une étude prospective au Massachusetts Institute of Technology (MIT) sur la croissance à venir.

A partir de l’interaction entre cinq variables (dont la pollution), un modèle statistique prévisionnel fut construit par Dennis Meadows et il en ressortit une publication intitulée « rapport Meadows », devenu livre sous le titre Limits to Growth, traduit de manière plus provocante en français par Halte à la croissance (Fayard, 1972).

Dans le sillage de 1968, cet événement stimula les mauvais esprits, critiques de la société de consommation ; le président de la Commission européenne de l’époque, le Néerlandais Sicco Mansholt, se fit alors l’apôtre d’un « Etat stable » ou même d’une décroissance au Nord.

Or, en 1973, éclate la crise du pétrole, les prix flambent à la suite d’une décision de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole de les doubler, puis de les laisser filer. Les dirigeants crient alors à la catastrophe imminente, au cataclysme.

L’ÉPOUVANTAIL DU CHÔMAGE

Pour la première et unique fois, on éteint les lumières la nuit durant la période de Noël, et on prend d’autres mesurettes. Mais ceci n’est que camouflage, car, au lieu de réfléchir au « rapport Meadows », les puissants agitent l’épouvantail du chômage et cherchent à prolonger la croissance à tout-va par tous les moyens. C’est à ce moment, alors que les Etats-Unis abandonnent pour leur dollar le lien avec l’étalon-or en 1971, que divers Etats riches, dont la France, prennent des dispositions pour interdire l’emprunt public auprès des citoyens et le remplacent par l’obligation d’emprunter sur le marché boursier, donc chez les banquiers internationaux. Cette mesure deviendra obligatoire dans toute la Communauté européenne en 1981.

Or, par hasard, bien sûr, cette même année 1973, les géants du pétrole commencent les recherches en mer du Nord et en Alaska, tandis que la France lance le plan Messmer de nucléarisation.

C’est alors que la dette publique va se creuser dans les pays riches, encore plus vite aux Etats-Unis, mais peu importe car ils ont la planche à billets du monde. De manière très étrange, si vous cherchez sur Internet les courbes d’évolution de l’endettement souverain des pays riches, vous verrez que les courbes de production de l’usage de l’énergie fossile, pétrole, plus gaz et charbon, croissent à partir du milieu des années 1970 presque au même rythme que la dette.

Ceci veut dire que les nouvelles technologies de l’information et de la communication, contrairement à ce qui est affirmé, sont dans le même bateau que les autres technologies dès le début et que la technoscience se convertit aux objectifs du marché.

Après 1990 s’ajoutent l’entrée en scène de la Chine comme atelier du monde et la montée en puissance des pays émergents. Ceci accentue encore la demande énergétique, très liée au transport, tandis que croît la pression sur l’environnement pour extraire les métaux rares dont les nouvelles technologies sont gourmandes. Aucune mesure dite de croissance verte n’a été capable d’enrayer le processus de prédation de la planète.

En 1973, nous avions le choix, la possibilité d’une décroissance ou du moins d’une stabilisation de la croissance. L’empreinte écologique était la suivante : la planète pouvait être sauvée par état stationnaire de l’économie, qui aurait permis une redistribution lente mais globale de la richesse vers les pays dits « sous-développés », car nous avions des moyens en réserve pour aider les pays pauvres à rejoindre notre seuil sans trop le dépasser. Aujourd’hui, grâce à la dette, l’empreinte est de trois, le PIB a été multiplié au moins par trois en valeur constante et cette richesse produit des SDF, accroît la pauvreté chez nous comme dans une bonne partie du monde et réchauffe la Terre.

L’audit de la dette publique, s’il se réalise un jour, mettra en lumière cette dimension plus profonde des raisons de la prétendue crise de la dette. Elle est aussi la crise d’une technologie et d’un machinisme thermo-industriels, c’est-à-dire fondés sur l’énergie de dissipation de la chaleur fossile, qui accompagne dans ses objectifs le refus du capitalisme libéral de voir que les limites de la planète sont atteintes.

Alain Gras, professeur émérite à l’université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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