« Le sport est un de ces outils de la société de croissance qui se trouve au cœur du pillage des ressources de la planète et de pollutions irréversibles. Est-il nécessaire de mobiliser tout cela pour jouir de la pratique sportive ? »
Ce texte a été écrit et diffusé en juin2014 via la site « Reporterre ». Il a été enrichi de quelques éléments. Il fait suite à cette fiction « je ne peux pas, j’ai foot »
Une ville abandonnée, une autre en proie à de violentes manifestations, des pétro-dollars comme carburants … rien de nouveau finalement. Sauf qu’il ne s’agit pas d’évoquer Détroit, la crise grecque ou l’arrivée massive d’investissements émanant du golfe persique dans nos industries. Non, aujourd’hui, nous nous intéressons simplement au sport. Ce sport qui a fait de Sotchi une cité olympique mais qui est déjà en ruine et ruinée ; le sport qui a provoqué l’embrasement de Rio en raison d’une coupe de monde de football scandaleusement coûteuse. Certes c’est le pays du football mais c’est aussi le pays des favelas ; le sport qui voit aussi les fonds d’investissements du golfe persique débouler sur les terrains, à croire que l’argent est le pétrole du sport, le menant à sa perte. Le sport n’est plus un simple jeu. Il est bien plus ou plutôt bien moins.
Alors que la situation environnementale, sociale et économique se détériore de jour en jour, que la crise n’apparaît plus comme une période transitoire vers un avenir meilleur, et que l’effondrement s’affirme désormais comme l’avenir de la société de Croissance, le sport reste un élément incontournable et une valeur refuge de notre société. Omniprésent, il va de l’activité sportive la plus basique, au défouloir version console, en passant par les vêtements, les secteurs de la santé et de l’éducation, ou comme vecteur de la société du spectacle.
Malgré ses centaines de millions de pratiquants sur la planète et ses milliards de téléspectateurs, son importance dans le commerce mondial, ses complicités politico-financières et son pouvoir hégémonique sur les corps, le sport reste souvent présenté comme un simple jeu.
Un simple jeu, neutre et bénéfique car il véhicule des valeurs saines comme la santé, le partage, l’amitié et œuvrerait à l’apaisement, à l’harmonie sociale et à la résolution de tous les conflits. N’est-il pas présenté comme un des remèdes aux maux de la société, à la fois ascenseur social et solution pour faire face à la délinquance ? Cette représentation du sport comme élément positif de notre société est évidemment le fait des tenants de notre système médiatique et politique, qui persistent à faire du sport un élément essentiel pour l’épanouissement de la population, quand ce n’est pas pour jauger de la bonne santé d’un pays … ou pour lui remonter le moral.
Le sport gaspille les ressources naturelles
Derrière cette façade idyllique, la réalité de l’emprise du sport dans notre société est bien différente. Elle est beaucoup plus insidieuse et pernicieuse. Ce simple jeu n’en est plus un. Il s’inscrit clairement dans la société de l’homo-economicus compétiteur, par son hyper-marchandisation. Ainsi, il provoque des dégâts considérables, en tant que pourvoyeur de Grands Projets Inutiles et Imposés (GPII) et Petits Projets Inutiles et Imposés (PPII), ainsi qu’en véhiculant des valeurs permettant de mieux contrôler les populations selon l’adage « mieux vaut courir que réfléchir ». « Opium du peuple », le sport est aussi énergivore et grand bétonneur de la planète, tout comme il est un exutoire de nos nationalismes.
Le sport est tombé dans la démesure. Il a besoin d’infrastructures toujours plus gigantesques ; que ce soit pour s’afficher avec la pratique de haut niveau – sa vitrine -, ou pour occuper les populations avec le loisir – qui fait écho au tourisme de masse et à l’hyper-marchandisation -. Nous sommes bien entrés dans l’ère du sport instrument du profit.
Celui-ci demande des infrastructures colossales, mais aussi du matériel et une pharmacopée de pointe nécessitant toujours plus de matières premières, de hautes technologies et d’énergie. Les grands stades ou les enceintes sportives gigantesques, dont les jeux olympiques sont spécialistes, ont une durée d’utilisation très limitée. Ils sont des exemples symboliques d’une démesure durablement enracinée dans l’espace, comme en attestent les vestiges des JO de Sarajevo, de Berlin, d’Athènes mais aussi ceux de Pékin et déjà de Sotchi. Toutefois, ils ne doivent pas nous faire oublier que les politiques publiques font du maillage du territoire par les équipements sportifs une priorité, car un atout pour l’éducation et la santé. Les gymnases, les bases de loisirs, les parcours d’accrobranches, les golfs ou encore la « synthétisation » des terrains se multiplient. Ces PPII deviennent gages d’attractivité pour les territoires. Un point commun avec ces GPII : les parkings géants accompagnent leurs sorties de terre. Car il ne faut pas oublier que le sport est synonyme de déplacements importants de populations et de matériels. La voiture escorte le sport dans sa marche en avant.
Artificialisation des terres, bétonisation, gaspillage de matières premières, demande en énergie toujours plus grande (le sport se pratique souvent le soir !), sans oublier sa participation à la grande usine du monde en supports textiles et en matériel de pointe indispensables pour pratiquer sa passion décemment, le sport est un de ces outils de la société de croissance qui se trouve au cœur du pillage des ressources de la planète et de pollutions irréversibles. Est-ce nécessaire de mobiliser tout cela pour jouir de la pratique sportive ?
Rappelons que de nombreuses équipes de football s’entraînent le soir éclairé par des projecteurs « surpuissant » et sur des terrains en synthétique … à base de pétrole.
Un vecteur de pollution mentale
De plus, nous ne pouvons pas ignorer les pollutions visuelles et mentales du sport à travers ses infrastructures de communication, notamment la publicité dont il use et abuse. Les grandes marques de sport en sont l’exemple le plus affligeant, puisque nos enfants sont désormais plus aptes à connaître la virgule d’un équipementier américain, produisant à bas prix en Asie, ou la marque aux 3 bandes, que des feuilles d’arbres poussant dans leur environnement.
La logique sportive est caractéristique de la société capitaliste qui lui a donné le jour. Le sport actuel est le fruit de la société de croissance, à la fois sous-système et support idéologique. En effet, en plus d’être lié à la Croissance en tant que secteur économique bénéfique au capitalisme, il en porte les valeurs et la vision du monde : il occidentalise massivement la planète tel un nouveau colon expliquant les bonnes pratiques et les bons investissements à effectuer.
Le sport et la pratique sportive ne sont pas neutres et diffusent largement les valeurs de la société de croissance: éloge de la performance, de la compétitivité ou du rendement. Son organisation s’inscrit dans la logique croissanciste qui pousse au rendement, à l’efficacité, organisée en cela par les principes de mesure, de comparaison (record), de hiérarchie, etc.
Il est également un moyen pour certaines entreprises de s’acheter une respectabilité, de bien se faire voir voire de profiter de déductions fiscales. Le sponsoring sportif en est le parfait exemple. Souvenons-nous, par exemple, des cigarettiers et, aujourd’hui, Ineos sur le tour de France, dont une usine est responsable de 10 % des émissions de CO2 de l’Ecosse.
C’est pourquoi la critique du sport est une condition de la critique sociale qu’il ne faut pas négliger. Aujourd’hui, tout le monde pratique les mêmes sports, avec les mêmes héros, mais aussi les mêmes marques. Ainsi, le sport contribue à coloniser nos imaginaires : entre deux annonces publicitaires, il prépare notre temps de cerveau disponible, il nous rend consommateurs et complices de la société de Croissance.
Notre façon de courir stigmatise cette évolution. Ainsi, nous pourrions croire qu’une nouvelle pratique sportive est apparue, depuis quelques années, avec le running. Ce dernier a supplanté le trop « pépère » footing. Ce terme a intégré notre vocabulaire, notamment celui des grandes enseignes commerciales mais également des pratiquants : exit le footing, vive le running !
D’abord, le running c’est plus que du jogging et c’est mieux que le jogging. « A la différence du jogging, qui est l’action de courir à un rythme raisonnable, sans recherche de performance, le running est perçu comme une vraie discipline que l’on pratique régulièrement en se fixant des objectifs ». Cette mainmise du running sur le jogging n’est, pour reprendre Jean-Claude Boulay, sémiologue des marques, pas étonnant dans nos sociétés puisque : « Le culte de la performance est un modèle qui rejaillit sur tous les comportements, professionnels comme personnels ». Il poursuit : « Le running s’inscrit dans ce culte de la performance où il n’est plus question de se détendre. C’est presque une injonction hygiéniste, intériorisée et consentie, avec pour maître mot le ‘mental’. On est dans le dépassement de soi permanent », ajoute-t-il rappelant que cette idée transparaît souvent dans le slogan des marques à l’instar du « Just do it » chez Nike, « Impossible is nothing » d’Adidas ou le « Deviens ce que tu es » de Lacoste*.
Finalement, le jogging ne vendait pas assez, il ne nécessitait pas assez de technologies et ne diffusait pas suffisamment de valeurs propres au système croissanciste. Il n’était qu’un plaisir, simple, réalisable avec une paire de chaussure, un survêtement : une activité sans arrière-pensée.
Avec le running, la même pratique sportive, courir, s’est muée en une activité culturelle et économique qui accompagne le système dans notre asservissement. En effet, le running, c’est se fixer des objectifs, c’est s’équiper de matériels de pointe et de technologie high-tech (montre GPS, nano-vêtements). C’est consommer, courir, s’évaluer, s’améliorer mais aussi partager ses performances sur les réseaux sociaux car c’est trop cool de montrer qu’on est un runner. Ainsi, le running est à la fois un énième contributeur à l’activité économique mais aussi une activité aliénante qui sournoisement nous relie à l’idéologie du système : finalement, est-ce mal de courir et de chercher à le faire mieux, en obtenant de meilleures performances, en se dotant du meilleur équipement possible ?
« Du pain et des jeux » disait-on ? Aujourd’hui, nous dirions plus sûrement « des big-mac et du sport » qui se transforme souvent en « de la bière, du foot … du béton et du pétrole ».
Comprendre le phénomène sportif pour en sortir. Pour que le jeu reprenne sa place. L’enjeu est immense et n’apparaît peut-être pas comme prioritaire. Et pourtant, ce combat doit également être mené car l’individualisme et la compétition sont des valeurs que nous préférerions remplacer par le partage et la convivialité. Que la convivialité prenne le pas sur la compétition et non l’inverse.
Le sport reflète l’évolution de la société et ses tares deviennent de plus en plus visibles : elles étaient en lui depuis son apparition. La marchandisation et la recherche du profit n’ont pas « bafoué l’esprit sportif », il s’agit plutôt de la suite logique d’une évolution concomitante au capitalisme. Alors, pour que le sport redevienne un jeu, un simple plaisir et non une énième excroissance du productivisme capitaliste, pour faire évoluer les mentalités et amorcer un changement de société global, il faut en finir avec le sport-roi, dès maintenant.
Des pistes peuvent d’ores et déjà être amorcées, comme la fin du professionnalisme qui donne trop d’importance au fait sportif, comme la fin de la démesure des installations et des événements sportifs, mais aussi la limitation des sports motorisés. Il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l’eau de la piscine olympique trop vite. Certes, celle-ci a le goût de l’argent et du pétrole mais le bébé doit être sauvé et l’orienter vers le jeu, la convivialité et la sociabilité. Car le sport reste encore pratiqué candidement par des milliers d’enfants et pour cela, nous ne devons pas le laisser à la société de Croissance. Et ouvrir nos sociétés au … jeu, ni plus ni moins.
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Le texte ci-dessous a été diffusé à l’occasion de l’euro 2016, compétition de football organisée en 2016 qui avait vu la France se couvrir de nouveaux stades … Quelques éléments ont été modifiés, supprimés et d’autres ajoutés pour une meilleure compréhension. Il complète le texte précédent en s’axant davantage sur le football.
« Le sport est un de ces outils de la société de croissance qui se trouve au cœur du pillage des ressources de la planète et de pollutions irréversibles. Est-il nécessaire de mobiliser tout cela pour jouir de la pratique sportive ? »
Tous les deux ans, à chaque été, le football monopolise l’information et les discussions quand ce n’est pas l’espace public avec les « fan zone ». Les préoccupations des français semblent passées au second plan. Il est plus important de savoir si M’Bappé va retrouver son niveau plutôt que de comprendre pourquoi des milliers de français ont pu passer leurs « nuits debouts » (après l’euro 2016) ou sont en grève, ou même encore d’appréhender les conséquences de certaines mesures politiques.
Oui, ces grandes messes sportives arrivent comme un enfumage général alors qu’une partie de la population conteste le gouvernement en place et la société qu’il fabrique. Bien sûr cette contestation persiste, mais elle s’étouffe et a encore plus de mal à être visible. N’est-il pas plus intéressant, après une météo exécrable, de penser à faire la fête que de vouloir continuer à lutter ou à réfléchir ?
le sport, et encore plus le football, véritable caricature des excès du sport-spectacle, est un outil et un relais de la société de croissance. Souvenons-nous de l’euro 2016 de football que la France a accueilli, ce fut évidemment le cas. Ainsi, il a fallu à nouveau reconstruire des stades, toujours plus grands, plus beaux, plus sécurisés, plus coûteux et, surtout, aux frais des contribuables français pourtant toujours réticents à voir les dépenses publiques augmenter pour la santé ou l’éducation.
Pourtant, ce sont bien des centaines de millions d’euros qui ont été investis par l’Etat français et les collectivités locales pour accueillir ce championnat d’Europe de football des nations. Nous avons même renoncé à d’autres millions en faisant des courbettes à l’UEFA en acceptant que cette dernière ne paie pas d’impôt, bien qu’elle engrange des millions d’euros de bénéfices. Donc, la France a désormais de beaux et grands stades qui seront d’ici quelques mois sous-utilisés. Pour rappel, un stade c’est une vingtaine de matchs par an, quelques concerts et événements exceptionnels (c’est-à-dire pouvant rentabiliser des installations démesurées). Surtout, grâce aux partenariats public-privé, ces stades vont peser sur les finances des collectivités locales pendant des années, limitant leur possibilité d’action et donc une partie de leur pouvoir d’initiative. Voilà comment le sport contribue à limiter la marge de manœuvre des collectivités publiques. Voilà comment le sport va peser sur de futures décisions politiques.
Avec cet Euro mais également les JO à venir, nous pouvons réellement nous questionner sur le fonctionnement de notre démocratie et de ses institutions : sommes-nous objectivement bien informés ? Ne sommes-nous pas dépossédés de notre pouvoir de citoyen ? Sommes-nous conscients des conséquences des actes de nos politiques ?
Alors, oui, le sport professionnel – et encore plus le football – est loin d’être neutre. Il est un miroir grossissant des dérives du système croissanciste. Le sport véhicule des valeurs et des pratiques qui, étonnamment, coïncident avec celles de la société de croissance : culte de la compétition, dépassement de soi, évasion fiscale, inégalités économiques. Finalement, le sport renforce un système de valeurs qui est bien utile pour faire fonctionner la méga-machine capitaliste. Il participe aussi à nous faire oublier les vrais enjeux et à nous faire croire qu’il pourrait résoudre des problèmes sociétaux majeurs l’espace d’une compétition (le leurre de la France black-blanc-beur de 1998 ; l’Espagne triomphante dans le sport dans les années 2008-2012 alors que la misère s’installait dans le pays). Non le sport n’est pas ce vecteur capable de transcender une société vers le meilleur, le sport n’est plus vraiment un jeu depuis bien longtemps … ou alors un jeu dangereux.
Tandis que la gestion des « grands stades », véritables arènes de la consommation, questionne sur nos pratiques de la démocratie, les valeurs du sport contribuent à annihiler notre capacité de jugement et de révolte contre un système inique et dévastateur en nous en faisant accepter ces valeurs … « Du pain et des jeux », hier, … « De la bière et du foot », aujourd’hui … surtout, « Du sport pour la croissance ».
Allez, en 2024, on remet ça … en plus grand et en plus fort ?