Je ne peux pas, j’ai foot

L’entraînement touche à sa fin pour l’équipe de Pascal, Régis et Abdel. Avant d’annoncer les groupes, le coach en profite pour faire un débrief de leurs derniers matchs et des derniers entraînements. Déjà, durant toute la séance du jour, il a insisté sur le fait d’aller au contact, d’être plus agressif. Son discours est dans la même veine. Ils peuvent et doivent faire mieux. Le coach insiste sur le dépassement de soi, l’obligation de gagner, de se donner à fond. Il veut voir des bêtes sur le terrain. Et puis, il leur souhaite un bon week-end jusqu’à dimanche, rendez-vous à 11h30 précise.
Antoine, meilleur ami de Pascal, ne s’étonne pas de ce discours un poil enflammé du coach. Il se dit que le football ne fait que reprendre des valeurs chères au capitalisme : compétition, méritocratie … Par contre, les notions de convivialité, de jeu et de plaisir sont absentes du discours. Il sourit car, finalement, le petit club qu’il fréquente depuis plus de dix ans n’a jamais évolué dans des sphères bien hautes du football régional.
En sortant des vestiaires, Pascal, Régis et Abdel discutent sur le parking du stade avec d’autres membres de l’équipe. D’un coup, les lumières du stade s’éteignent et le trio est seulement éclairé par les faiblards éclairages de la rue. Quelques clopes s’allument, surtout chez les « anciens ». Ils attendent Pascal qui détachent son vélo. Ils ont tous entre 19 et 21 ans et fréquentent ce club depuis plus de dix ans. Deux fois par semaine, ils se retrouvent sous les sunlights des projecteurs du terrain désormais synthétique de leur club. Durant les week-ends, c’est généralement au-moins une demi-journée de sacrifiée pour jouer au football (temps également passé à se déplacer).
Ce week-end, ils vont jouer dans la campagne à un peu plus d’une heure de trajet pour un match d’une heure trente. C’est tout leur dimanche qui est quasiment sacrifié pour un match de district.
En plus, ce samedi, ils se retrouvent pour aller voir un match de ligue 1. Une heure trente de route à l’aller et autant au retour. Au programme : de la bière, des sandwichs, du foot ; tout ça entre amis.
Ce soir, le trio a la lourde tâche de s’organiser et d’essayer de convaincre Antoine, un peu récalcitrant à ce déplacement. D’ailleurs, pour dimanche, il a également réservé sa réponse. C’est pourtant un amoureux du foot se dit Pascal, son meilleur ami. Avant le match, ils iront à la boutique du club pour acheter quelques souvenirs. Un peu de consommation, un peu de d’essence et pas mal de pognon : de quoi entretenir l’implacable machine économique.

Ils se retrouvent tous chez Régis et Abdel qui se sont mis en colocation. Les deux bossent et ont choisis ce « mode de vie » pour minimiser les coûts. Ils sont même trois à vivre ensemble car la copine d’Abdel s’est rajoutée depuis quelques mois sans aucun anicroche tant les deux amis s’étaient suffisamment organisés pour faire face à ce type de « défis ».
Les quatre amis ont des origines bien différentes, ainsi que des cursus scolaires bien différents. C’est le football qui les a réuni. Les années lycées auraient pu les séparer mais ce ne fut pas le cas. Le début des études universitaires de certains n’a pas fait rompre les ponts avec les autres.
Aujourd’hui, Régis travaille dans la restauration. Il est entre serveur et commis de cuisine dans un restaurant de centre-ville qui tournent principalement la semaine. Abdel, quant à lui, travaille dans le bâtiment. Pascal est étudiant et suit des études de mathématiques et espère être enseignant. Enfin, Pascal s’est réorienté. Il était promis à une école d’ingénieur mais a finalement opté pour une formation autour des métiers du bois. Mais ce soir, ils sont tous réunis.

Comme souvent, le début de soirée se fait autour d’un repas vite préparé autour d’une table basse et de quelques bières. Ils discutent de tout et n’apparaissent pas si dépolitisés que ça. Pascal est impliqué dans les mouvements étudiants. Abdel et Régis l’appellent le gauchiste même si lui se dit réformiste. Abdel était fier de dire qu’il était gilet jaune de la première heure tandis qu’Antoine, c’est l’écolo, comme son père François. Pascal se rappelle d’un week-end pas si lointain où il s’était rendu dans la famille d’Antoine pour notamment nettoyer les bords d’un fleuve. Régis, lui, est un condensé passif de ses camarades : de gauche mais au travail, il n’a pas le temps ni d’agir, ni de penser. Ce privilège, Antoine l’a pris. Et, c’est ce qui explique qu’il ne soit pas aussi motivé que ça pour ce week-end très très foot. D’ailleurs, la discussion tourne rapidement autour du refus d’Antoine de venir. Cela ne semble pas tendre pas la relation entre les quatre amis, très respectueux de chacun. Le fait de se connaître et de se comprendre est facilitateur. Le but n’est pas tant de convaincre mais de comprendre.
En fait, Antoine a toujours considéré le football comme un jeu et seulement comme un jeu. Il a toujours eu du mal à se fondre dans le moule de la compétition. Avec le temps, cette tendance s’est amplifiée. C’est bien la présence de ses amis qui le font re-signer tous les ans. Mais perdre un dimanche pour un simple match, il n’a plus trop envie. Il préfère travailler son bois, aider ses parents au jardin, voir d’autres camarades ou même … ne rien faire. De la même façon, aller voir un match de football à une heure trente de chez lui, ça ne le motive plus tant que ça. Il pense qu’il pourrait utiliser son temps à autre chose, son temps mais aussi son argent. Il faut dire que le système économique du football le dégoûte et il a bien du mal à concilier ses états d’âmes et sa passion pour ce sport. Il se dit plus pratiquant que croyant.
Après moult débats, Antoine s’est finalement fait convaincre. Il va se rendre au match de football mais n’ira pas jouer le lendemain. Il ira courir à son réveil ou faire un tour de vélo puis verra ce qu’il pourra faire l’après-midi. Son père a toujours des idées. Sinon, il se rendra à un repair’ café qu’il a récemment intégré.
La soirée s’écoule paisiblement entre discussions et jeux de console, le tout agrémenté de quelques bières et de quelques pétards. Puis, il a fallu préparer le « match » de demain. Régis a établi un programme à la minute entre les courses, le plein de la voiture, le trajet, le passage à la boutique et l’arrivée au stade. Surtout, il insiste sur la sortie du stade … Ne pas traîner pour espérer un retour chez eux avant minuit.

Le lendemain, le rendez-vous est fixé à 16h30 afin de faire les courses, essentiellement des chips et de la bière puisqu’Abdel a ramené de quoi faire des sandwichs. Ils font le plein et prennent la route un peu avant 17h30. Le trajet se déroule sans embûche sauf au péage où le gilet jaune du groupe et Pascal n’ont pu s’empêcher de « gueuler », trouvant honteux d’enrichir « Vin-age » alors que les autoroutes devraient être gratuites ou presque. Evidemment, Antoine a souligné que le mieux aurait été de ne pas prendre l’autoroute, tout ça pour gagner un peu de temps. Le mieux se dit-il aurait été de ne pas faire ce déplacement. Il n’ose pas faire la remarque pour ne pas vexer ces amis.
A la boutique, le club s’est enrichi grâce aux quatre amis, ou plutôt les trois. Antoine a discrètement boycotté et a préféré se rendre dans le musée du club qui doit être quatre fois plus petit que la boutique et que le club a mis gratuit. Antoine se dit que c’est dû à la petite histoire du club puis celle racontée est très conventionnelle, c’est plus une ode au club que son histoire.
A 19h30, ils sont à leur place dans le stade. Celui-ci est loin d’être rempli pour ce qui constitue un duel de mal classé. Le stade est neuf et a été inauguré il y a moins de un an pour être aux normes, non pas celles de sécurité mais bien celles de la fédération et du commerce. Le stade est désormais sensé être un lieu de vie des villes, malgré qu’il soit dans leur grande périphérie, puisqu’en plus des quelques matches de football (une vingtaine), il y a quelques autres évènements (moins d’une dizaine) : concerts et autres spectacles. Tout est fait pour dépouiller le spectateur. C’est un haut lieu de rentabilité. Enfin, il devrait l’être. C’est pour cela qu’ils sont régulièrement refaits voire détruits et reconstruits ailleurs sans parler des simples rénovations. C’est le cas dans l’Europe entière.
Les quatre amis sont vite dans l’ambiance et scrutent tout ce qui se passe dans le stade. Ils sont un peu déçus de la faible influence mais vibrent dès l’entrée des joueurs. Le coup d’envoi est donné et, il faut bien le dire, le spectacle n’est pas au rendez-vous. Régis et Abdel s’accordent pour parler d’une purge. Ils ne comprennent pas pourquoi pas les deux équipes ne proposent pas plus de jeu. Le plaisir n’est pas l’objectif, ni pour les joueurs, ni pour les spectateurs. Par contre, la tension et le stress augmentent au fil du match. Une victoire de « leur » équipe leur permettrait d’espérer le maintien et d’être optimiste sur la fin de saison. Pourtant, au niveau du jeu, c’est toujours le calme plat malgré un public qui pousse. Seuls les coups de pieds arrêtés apportent un danger sur les buts. Et, finalement, sur un corner, un coup de tête vient libérer le stade. Les quatre amis se congratulent. L’ambiance est belle sur les dernières minutes du match et le stade explose de joie au coup de sifflet final. Nos quatre amis ne profitent pas de l’ambiance post-match. Il faut vite partir pour récupérer l’autoroute et espérer une sortie du stade et de son parking rapide.

Dans la voiture, le début du retour est à la fête. Les dernières bières sont terminées sauf pour le conducteur. De ce côté-là, ils ont toujours été sérieux. Après une heure de trajet, le calme règne dans la voiture. L’ambiance est retombée et tous ont hâte de rentrer.

Il est 8h00 quand Antoine émerge de son sommeil. Arrivé à minuit chez lui, il n’a pas voulu boire un dernier verre chez Abdel et Régis. Cela n’aurait pas changé sa soirée et a préféré plus de repos pour profiter de son dimanche. Son samedi a déjà été riche.
A 8h30, il est déjà dehors pour un petit footing. Il se marre en voyant certains joggeurs hyper-connectés avec des équipements à la pointe. Antoine s’y rend simplement, de vieilles « baskets », un short de foot et un tee-shirt de sport. Ca l’amuse de dépasser certains de ces homo-connecticus. Il se dit que la société nous refuse d’aller courir tranquillement, sans se fixer d’objectifs de temps, de distance, de comparaison avec d’autres.
Une fois rentré chez lui, la matinée se déroule sans anicroche. Sa mère lui demande d’aider son frère, encore lycéen. Ensuite, la famille passe à table. Des amis de la famille passent pour le café. A 15h00, il décide de se rendre au repair’ café. Il en sort à 17h30 et va tranquillement voir ses amis. Ils sont à peine revenus de leur escapade footballistique qui s’est conclu par beaucoup de routes pour un match médiocre, un bon 0-0 à l‘extérieur leur a dit leur entraîneur. Ils sont un peu dubitatifs sur leur dimanche tandis qu’Antoine ne regrette pas sa journée dominicale. Il aurait bien fait un petit foot mais pas au point de devoir sacrifier presque cinq heures de son temps. Ses amis avouent, pour le coup, comprendre.
En ce dimanche soir, se pose rapidement la question, pour ces footeux, de regarder « l’affiche » de la journée de ligue 1. S’ils ne sont pas accrocs au foot, c’est typiquement un moment qu’ils aiment partager ensemble. Le foot n’est qu’un prétexte pour être ensemble et pour passer une soirée qui dépasse le seul fait de regarder un match. Ils ne le savent peut-être pas encore mais Antoine, lui, l’a compris. Ils vont aussi discuter de tout et de rien, mais aussi de leurs aspirations et de demain. Ils ont vingt ans et portent une partie des valeurs de la société tout en restant lucide et conscient sur ses limites. Certains plus que d’autres.

Suite sur « Du pain et des jeux à de la bière et du foot« 

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